Extrait de « L’autre » d’ Andrée Chedid. Une claque magistrale.

C’est l’aube. L’air est doux. Le vieux Simm et son chien Bic traversent un village endormi. Brusquement, un volet claque, et la façade de l’hôtel Splendide s’illumine d’un visage inconnu – la rencontre est fugitive, immense et violente. Mais soudain les murs se lézardent et tout bascule dans un tremblement de terre. Dans les ruines, au milieu des cris et des larmes, Simm veut retrouvé le jeune étranger avec lequel il a échangé un regard quelques secondes avant le drame. Dans la folie qui suit le séisme, alors qu’on ne laisse plus que mort, il gesticule, il crie, tire les sauveteurs par le bras. Là, il est là! Il l’a vu…

Et il est là, sous les décombres, il vit encore…

Il parle, et lorsqu’il parle… C’est comme si j’avais moi aussi disparue sous ce tas de gravas des années durant…

« Avant?… j’étais absent, immobile. Avant? C’était quand, avant?… Ce jet de lumière, je le boirais!… Ma main peut l’atteindre, le garder. Avant? Je n’existais plus. Avant d’entendre cette voix, c’était l’enfer… Même pas… Ce n’était rien, plus rien… Ça ne bougeais plus autours de moi, ni en moi… Autant qu’il lm’en souvienne, c’était fini… Tu n’étais rien… Le silence était vide. Je ne vivais même plus. Jusqu’à cette voix… A présent j’écarte, je referme mes doigts, je les avance, je les retire… Le rayon de lumière est toujours là, dans ma cage. Je l’attrape comme un oiseau, il se repend sur toute ma peau… Je me sens!… Depuis sa voix, je me sens… Tu remues lentement sur place, tu vis!… J’ai mal dans les mollets, les épaules, la nuque… Avant?… J’étais de la pierre. Un tas. Abandonné. M’abandonnant. Je voulais que ça finisse, glisser dans le sommeil. Une larve. Tu t’enfonçais, c’était presque bon… Qui m’en a arraché? Pas moi. Je ne voulais pas revenir, recommencer, me débattre encore… J’étais dans ma coquille, je m’absentais doucement, ça me suffisait. (…) Comment tout cela est-il arrivé? C’est loin. Tu te rappelles? J’essaie. Quand tout s’est déchiré, j’ai lutté comme un fou. Je glissais, je glissais, le sable, les gravats, les poutres me retombaient dessus… la poussière m’emplissait la gorge. Tu étouffais. Tu hurlais. Tu as hurlé des heures, mais personne de t’entendait. Tu n’as plus de force, tu t’engourdis, tu renonces. Des heures, des jours, des siècles. (…) Tu tombes dans le gouffre, les yeux ouverts… ça se rabat sur ta tête, ça explose tout autours. Je ne veux plus entendre ses hurlements d’écorchés. Je ne veux plus m’entendre… Non, essaie, essaie, essaie, fais un effort, rappelle-toi, tu t’es retrouvé emmuré seul. Tu découvre au fond de ta poche un briquet, tu t’éclaires… le plafond te semble fragile, il risque de s’effondrer d’une seconde à l’autre… Tu es cerné, tu cherches un passage, il n’en existe plus… J’allume, j’éteins ce briquet, l’étincelle te garde en éveil, tu t’attaches à cette flamme, tu n’as plus qu’elle, tu veux la garder, la préserver, chaque goutte d’essence compte, chaque goutte… Dehors, tu gaspillais les minutes, le temps… Tu laissais filer, tu dilapidais… (…) Envie, folie de vivre tout à coup. De plus en plus. Dehors, souvent, c’était le contraire. Il y avait des jours où je souhaitais en finir. L’air du temps était à la dérision. Ton air. Que cherchais-tu vraiment? Que voulais-tu vraiment? Aimais-tu cette vie que tu réclames?… « (…)

Mes romans… Combien de fois m’ont-ils sauvé, transporté dans un ailleurs que je venais parfois à chérir plus que cette bulle de vide dans laquelle je crevais. Mais jamais au grand jamais je ne me suis autant identifié à un personnage, jamais je n’ai autant compris ce que c’est d’être sous ses tonnes de béton et de gravats…

Voilà ce qu’est le trouble borderline. Rester vivant sous les décombres d’une vie…

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4 commentaires sur “Extrait de « L’autre » d’ Andrée Chedid. Une claque magistrale.

  1. Oui.
    Claque.
    Autant « Borderline » de Sissi Truc Labrèche… Rien…
    Autant là en quelques mots…
    Et puis ce qui est génial avec Andrée Chédid, c’est qu’elle mélange en un seul roman poèmes, dialogues théâtraux, scénarios de cinéma…
    Grande et sublime poète que cette femme!

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    1. Effectivement, le passage dont Marie Sissi Labrèche a fait sa 4ème de couverture et juste criant de vérité, ce qui m’a fait me précipiter sur ce livre pour en refermer ses pages très déçue. Peut être parce que les symptômes les plus développés de l’héroïne ne le sont pas chez moi… et parce que le style m’a laissé complètement froide.
      Mais André Chedid!
      Tête, ventre retournés, chamboulée dans tous les sens, cette poésie…

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  2. Les milles calamiteuses ruines….
     
    Les poètes proclament le vrai,
    ils pourraient être dictateurs
    et sans doute aussi prophètes,
    pourquoi devons-nous les écraser
    contre un mur incandescent ?
    Et pourtant les poètes sont inoffensifs,
    L’algèbre douce de notre destin.
                          Ils ont un corps pour tous
                          et une mémoire universelle,
                          pourquoi devons-nous les arracher
                          comme on déracine l’herbe impure ?
    Nous avons nos nuits insomniaques,
    les mille calamiteuses ruines
    et la pâleur des extases du soir,
    nous avons des poupées de feu
    comme Coppélia
    et nous avons des êtres turgescents de mal
    qui nous infectent le cœur et les reins
    parce que nous ne nous rendons pas…
     
    Laissons-les à leur langage, l’exemple
    de leur vivre nu
    nous soutiendra jusqu’à la fin du monde
    quand ils prendront les trompettes
    et joueront pour nous.

    Alda Mérini

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